Mise au point
à propos des polémiques autour du livre La reproduction artificielle de l’humain


En juin 2014, les éditions Le monde à l’envers ont publié le livre La reproduction artificielle de l’humain d’Alexis Escudero (1), qui critique l’eugénisme et la marchandisation du vivant. Les débats qui ont suivi ont été enflammés, au point que l’éditeur a été accusé publiquement d’homophobie et d’antiféminisme (2). Nous récusons ces qualificatifs, qui vont à l’encontre de toutes nos valeurs et de nos pratiques et qui ont servi à empêcher tout débat sur le fond.

Puisqu’il faut être clair : Le monde à l’envers, maison d’édition libertaire, est favorable à une simplification des démarches d’adoption pour les couples homosexuels (et hétérosexuels au passage) ; à l’homoparentalité (l’amour qu’on peut donner à un enfant ne dépendant évidemment pas de sa propre orientation sexuelle) ; à une protection des couples lesbiens qui pratiquent des inséminations artificielles « sauvages » (et qui ne bénéficient aujourd’hui d’aucune reconnaissance légale) ; à la pertinence de l’utilisation de la notion de genre ; à un questionnement sur l’injonction à la parentalité (qui pèse d’autant plus fort sur les femmes) ; à une remise en cause des modèles familiaux traditionnels ; à la lutte contre les stéréotypes de genre (publicité, livres pour enfants, choix des métiers...) ; à la lutte contre les inégalités de revenu entre les hommes et les femmes ; à l’arrêt de la psychiatrisation et de l’intolérance envers les personnes transgenres ; à la défense du droit à l’IVG ; à une meilleure information sur les sexualités et les contraceptions ; à la lutte contre les violences faites aux femmes ; à un équilibrage du travail domestique entre hommes et femmes. Par ailleurs, nous sommes fermement opposés aux manifestations publiques d’homophobie qui ont envahi nos rues en 2013 (Manif Pour Tous, Journées de retrait de l’école, délires conspirationnistes sur la « théorie du genre »). Certains d’entre nous sont descendus manifester contre les réactionnaires il y a deux ans, tout comme ils avaient manifesté pour le Pacs en 1999, ou avaient participé à de nombreuses manifestations antifascistes depuis quinze ans.
Quant à l’auteur il a précisé ses positions dans des interviews suivant la publication du livre, afin de couper court à toute récupération par les mouvements réactionnaires d’inspiration religieuse (3).

Pamphlet & crispation
L’auteur s’inscrit dans la tradition littéraire du pamphlet. Sans doute, certaines « blagues » ou règlements de compte – d’ailleurs périphériques dans le raisonnement – étaient dispensables. Vu les réactions de certaines personnes, nous constatons que nous avions sous-estimé l'incapacité du mouvement libertaire à assumer des désaccords en son sein et à mener sereinement les débats qui s’imposent, et par conséquent sous-estimé également la violence que ressentiraient des personnes à la lecture de certains passages du livre. Il n’était pas dans notre intention d’exercer une violence envers des personnes : nous pensions que le livre réussirait à déclencher un débat plutôt qu’une guerre de positions. Cette crispation nous interpelle, car nous pensons que dans les années à venir le mouvement pour l’Emancipation va devoir affronter d’autres clivages qui le traversent.
Le débat sur la forme de l’ouvrage a trop occulté les questions de fond qu’il soulève, et qui ont motivé notre intérêt pour sa publication : marchandisation de l’humain, eugénisme, appropriation des corps par les experts et les médecins, émergence du courant transhumaniste d’une part ; influence de la philosophie post-moderne sur la gauche d’autre part. Questions qui, pensions-nous, intéresseraient au premier chef les féministes, les anarchistes et les anti-capitalistes ; sachant que ce livre n’a jamais été pensé comme la référence sur la question mais comme une prise de position, donc une invitation au débat.

Universalisme & politique des identités
Selon nous, le clivage révélé par La reproduction artificielle de l’humain n’oppose pas féministes et homophobes. Le clivage s’inscrit dans un débat philosophique et politique qui court à gauche depuis plusieurs années entre modernes et post-modernes, universalisme émancipateur et « politique des identités » (4). Un résumé rapide de cette querelle philosophique est impossible. Tentons tout de même de clarifier le débat.
Les deux courants se revendiquent de l’émancipation humaine, et puisent leurs racines dans le matérialisme marxiste et dans l’idée que le discours politique a le pouvoir de transformer le monde. L’universalisme prétend que certaines valeurs valent pour tous et toutes et méritent d’être universellement défendues ; la politique des identités considère que les valeurs dites « universelles » sont des valeurs issues de la Modernité Occidentale Blanche Hétérosexuelle, intrinsèquement liées à l’impérialisme occidental et à la perpétuation des privilèges des dominants, et remet en cause l’idée même d’universalité.
Existe-t-il une vérité objective dépassant les individus ? Pour les post-modernes, tout dépend de la position de celui qui parle : il n’y a pas de vérité extérieure au langage. Le langage étant d’abord une construction sociale inscrite dans des rapports de pouvoir, toute vérité est située (elle dépend de la position de celui qui l’énonce). Tout comme la vérité, les valeurs sont relatives et dépendent du contexte : l’Occident n’a pas à imposer les siennes aux autres sociétés. Pour l’universalisme, au contraire, il existe bien une vérité objective en-deçà du langage et des cultures humaines ; tout comme il existe des valeurs universelles qui valent pour toutes les cultures et tous les individus au-delà des particularismes. La question ouverte reste la définition de ces valeurs dans une perspective d’émancipation. « Sommes-nous d’accord ou non que certains principes doivent être universellement défendus ? Par exemple, sur le droit des femmes à disposer de leur corps et de leurs vies ; pensons-nous qu’il s’agit de principes intangibles, qui ont une valeur universelle donc pour lesquels il faut lutter partout – ou bien pensons-nous qu’il s’agit de principes engendrés par certaines sociétés, qui doivent y rester contingentés, et finalement que les femmes de communautés extérieures à ces sociétés n’ont pas à y accéder ? » (5)
Politiquement, il découle de l’approche post-moderne que, dans le cadre de luttes d’émancipation, seuls les groupes considérés comme opprimés doivent avoir droit à la parole, et que toute critique de ces groupes est toujours un rappel à l’ordre oppressif (6). Pourtant, faut-il le rappeler : de la même façon que le PCF ne représente pas « les ouvriers », l’inter-LGBT ne représente pas « les LGBT ». Ce sont des organisations politiques, qui tiennent des discours politiques, et qui doivent pouvoir être critiquées politiquement. Il nous semble que le livre d’Alexis Escudero se situe bien sur ce terrain politique (et non moral), et que ses critiques attaquent des idées et des organisations (et non des individus et des pratiques personnelles). Mais il est logique – quoique tragique – qu’en cas de désaccord, ceux qui souscrivent aux idées post-modernes se sentent attaqués dans leur personne même, et accusent le contradicteur d’être homophobe.
Certes, le travail d’Alexis Escudero aurait gagné a être enrichi de témoignages et de rencontres, en plus de ses références journalistiques, scientifiques et philosophiques. La qualité de sa recherche nous semble justifier son droit à la parole – qui ne prive pas les « premiers concernés » d’utiliser le leur, bien au contraire. Car s’il est bien évident qu’il faut écouter la parole de chacun, et en particulier celle des dominés et des exploités, le raisonnement selon lequel seuls les « premiers concernés » peuvent parler d’émancipation est une impasse. Si chacun ne peut parler que de lui-même, c’est la mort de la politique.
Par ailleurs, qui choisit quelles positions sont valables pour parler ? Les dominés eux-mêmes ? Les CV des maîtres à penser de la politique des identités montrent qu’il font plus partie des dominants que d’autres personnes, par exemple issues de familles ouvrières à faible capital culturel (7). Chassez les privilèges et les rapports de pouvoir, ils reviennent par la fenêtre.

Intermède historique
« En aucun cas on ne doit céder au chantage de la condition ouvrière, féminine, homosexuelle, tiers-mondiale, ou autre. Nous n’avons de leçon de souffrance à recevoir de personne. La misère n’est pas pour nous une donnée quantifiable à mesurer pour déterminer le plus opprimé, donc le plus révolutionnaire potentiellement. Nous ne sommes pas les sociologues de la misère. [...] Bien plus, celui (celle) qui tombe victime de ce chantage à l’exploitation maximum, ou qui exerce une telle démagogie, prouve qu’il (elle) a encore besoin d’une justification ou d’une caution. Son besoin de révolution doit être bien pâle. La glorification de l’ouvrier en tant qu’ouvrier, de la femme en tant que femme, de l’homosexuel en tant qu’homosexuel..., autant de moyens pour briser l’aspiration à une communauté humaine. » (Paru dans le journal du FHAR en 1974) (8).

Reprendre l’initiative à l’ère du capitalisme technologique
Au XXIème siècle, le capitalisme se déchaîne et se combine avec les anciennes formes de dominations, toujours présentes. L’accélération technologique des dernières années n’est pas la lubie de quelques « techno-obsessionnels », mais la dynamique du Capital. Elle affecte les rapports de classes, de genres et les vies individuelles. Les rapports sociaux de plus en plus violents génèrent en retour des replis identitaires. L’époque est favorable au Front national, à La Manif Pour Tous, aux islamistes, c’est à dire à l’extrême-droite dans ses variantes nationaliste et religieuse ; plus qu’aux libertaires, aux féministes et aux anti-capitalistes. La crise profite au camp de la Peur et de la Réaction plus qu’à celui de l’Émancipation. Mais le contexte politique ne se limite pas à cela. À l’ère des technologies convergentes (9), une nouvelle extrême-droite émerge : le transhumanisme, qui entend créer une race supérieure par hybridation de l’homme et de la machine.
S’il faut bien sûr combattre l’extrême-droite religieuse de La Manif Pour Tous, oublier l’extrême-droite transhumaniste est une erreur, qui sacrifie la stratégie (le temps long) à la tactique (le court terme) (10). Si nous ne prenons pas en compte les nouvelles conditions de l’époque ce sont d’autres forces politiques qui avanceront. C’est ainsi que La Manif Pour Tous (avec laquelle Alexis Escudero a évidemment refusé tout contact) ne nous a pas attendu pour s’emparer du sujet de la marchandisation du corps. C’est un trait de l’extrême-droite que de toujours tenter, par faiblesse théorique ou par stratégie politique, de s’emparer de nos mots d’ordre et de récupérer nos luttes.
La reproduction artificielle de l’humain a reçu de nombreux soutiens de la part de membres du peuple de gauche qui ne se reconnaissent ni dans les idées réactionnaires homophobes, ni dans les revendications pro-PMA et pro-GPA, et très mal à l’aise devant le choix binaire « réaction morale versus ‘‘progrès’’ techno- capitaliste ». Si les libertaires se contentent d’une foi naïve dans le progrès technologique, enrobée de slogans rebelles, il ne faut pas s’étonner de rester à la remorque du PS et de l’extrême-gauche. Selon nous, pour grandir, le mouvement pour l’Émancipation doit reprendre l’initiative. Hélas une frange non-négligeable du mouvement cherche avant tout à se construire un cocon, une zone d’autonomie temporaire destinée à se protéger de la violence des rapports sociaux (qui ne fait que croître). Sans doute, de telles zones sont précieuses : ce n’est pas la peine, voire ce n’est pas possible, de s’exposer inutilement à la violence sociale. Mais cela ne doit pas prendre le pas sur l’élaboration de stratégies destinées à changer ces rapports sociaux.

En route !
Questionner les rapports de genres, le retour des mouvements réactionnaires et l’idéologie naturaliste et critiquer l’accélération technologique, les nouvelles formes d’extrême-droite et l’idéologie post-moderne (11) : cette « convergence des luttes » nous intéresse, et ce n’est pas pour rien que dans notre catalogue se mêlent depuis cinq ans des luttes, des analyses, des tons et des réflexions différentes. Pas pour rien que depuis des années nous nous activons localement à tisser des liens entre personnes et entre luttes. Mais la question reste ouverte : comment « converger » sans se réduire au plus petit dénominateur commun ? Comment faire pour que la « convergence des luttes » ne soit pas juste un slogan qui étouffe les critiques et les visions divergentes, un synonyme de « Viens te ranger sous mon drapeau, ça va bien se passer » ? Comment, au final, reconnaître un « droit de tendance » aux différentes composantes du mouvement pour l’Émancipation ? Certains groupes et certaines personnes sont spécialisés dans le consensus (parfois trop), d’autres dans le dissensus (parfois trop). Nous n’allons pas faire ici la leçon aux uns ou aux autres, non merci ; par contre nous estimons que le rôle d’une maison d’édition de lutte comme la nôtre est d’assumer les deux tâches : nourrir la réflexion critique aussi bien que les solidarités concrètes.
Aucun des livres que nous avons publiés n’est parfait. La reproduction artificielle de l’humain ne l’est pas non plus. S’il fallait l’éditer aujourd’hui nous l’éditerions ; et nous ne l’éditerions pas de la même façon. Certaines choses n’y figureraient probablement pas, d’autres qui n’y sont pas y figureraient, et certaines choses ne seraient pas écrites de la même façon. Le livre est maintenant tel qu’il est : nous allons évidemment continuer à le distribuer, tout comme nous allons continuer notre activité éditoriale, en éditant des ouvrages qui viendront compléter celui-ci. Nous publierons les livres qui nous plaisent, parce que nous les trouverons intéressants, parce qu’ils nous questionneront, parce qu’ils seront beaux, parce qu’ils nous feront rêver ou redescendre sur Terre. Nous invitons chacun à nous proposer des textes à publier ; nous dénions à quiconque le droit de nous dire ce qui est publiable et ce qui ne l’est pas, qui est fréquentable et qui ne l’est pas.

Les éditions Le monde à l’envers
9 juin 2015



Notes
(1) Alexis Escudero, La reproduction artificielle de l’humain, Le monde à l’envers, 2014.
(2) Pour un aperçu des débats houleux, on peut se référer au site du journal Article 11 (1 I 2). Un tract grenoblois qui nous demande de ne pas rééditer l’ouvrage.
(3) Voir par exemple l’émission Terre à terre, 27/09/2014, et Libération, 1/11/2014. En lien sur le blog d'Alexis Escudero.
(4) Pour un aperçu du débat, voir par exemple Céline Lafontaine, L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée-machine, Seuil, 2004 ; Jordi Vidal, Servitude et simulacre, réfutation des thèses réactionnaires et révisionnistes du postmodernisme, Allia, 2007 ; Walter Benn Michaels, La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009, et la réponse de Jérôme Vidal dans La revue internationale des livres et des idées (n° 13, 2009) ; le premier numéro de la revue L’autre côté, « La French Theory et ses avatars » (2009).
(5) Léo Picard, « Pour un universalisme émancipateur – contre l’islamophobie, contre l’islamisme, contre les clivages identitaires », 17 mai 2015.
(6) En prétendant lutter contre l’« essentialisation » des groupes sociaux, la politique des identités produit un relativisme culturel qui conduit insidieusement à « naturaliser » la culture ; de la même façon que la Nouvelle Droite a généré dans les années 70 un racisme « culturaliste » et différentialiste tout aussi détestable que le racisme naturaliste. Sur les convergences entre politique des identités et Nouvelle Droite dans leur refus de l’universalisme, lire l’interview de Jean-Loup Amselle sur le site Confusionnisme.info.
(7) Voir par exemple les auteurs publiés aux éditions La fabrique ou Amsterdam. Mais nous n’entrerons pas plus avant dans ce jeu : notre critique concerne des positions politiques, et non des personnes.
(8) Constance Chatterley, « Le Féminisme illustré ou Le Complexe de Diane » dans Le Fléau social (journal du FHAR, Front homosexuel d’action révolutionnaire), n° 5-6, [1974], réédition Blast & Meor, 2015.
(9) Nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives, ou NBIC.
(10) « L’extrême droite c’est, en un mot, l’affirmation d’un projet de société ou­vertement inégalitaire. », Collectif Lieux Communs, Ce que nous appelons extrême-droite, mars 2014.
(11) Signalons l’article d’Anita (injustement oublié dans les sources d’Alexis Escudero) « PMA = Produire de la Maternité Automatique...? », Offensive n°37, mars 2013 et l’émission féministe de l’automne 2014, Dégenré-e / Lilith, Martine et les Autres « PMA, oui oui, on en parle ».